Interview du Dr Anne Flüry-Hérard

membre de l'UNSCEAR

sur les conséquences sanitaires

de Tchernobyl

 

interview réalisée par Bernard Lerouge

(janvier 2002)

 

 

Anne Flüry-Hérard, vous êtes médecin, vous travaillez au sein de la Direction des Sciences du Vivant (DSV) et faites partie de la délégation française à l'UNSCEAR (en français "comité scientifique des Nations-Unies sur les effets des radiations atomiques") qui a publié l'année dernière un rapport de synthèse qui fait autorité sur les causes et conséquences de l'accident de Tchernobyl. Pouvez vous nous préciser tout d'abord les missions de la DSV où vous travaillez?

La DSV est une direction de recherche qui a deux grands objectifs:

- La compréhension des effets biologiques des rayonnements ionisants sur les êtres vivants, (les végétaux, les animaux, l'homme) et de leurs conséquences sur la croissance, la santé,…

- L'utilisation des rayonnements ionisants pour explorer le vivant : marquage, médecine nucléaire, etc.

Le premier objectif mobilise environ 300 personnes qui travaillent en radiobiologie pour comprendre les mécanismes fondamentaux déterminant le comportement des cellules et des tissus irradiés. On étudie les effets immédiats (mort cellulaire, modifications des fonctions de cellules et tissus, ...) ou retardés (cancers ou effets héréditaires) en faisant appel à de nombreuses disciplines médicales dont la génétique, la biologie cellulaire et moléculaire, la physiologie. Par exemple, on cherche à identifier les gènes impliqués dans la radiosensibilité individuelle, les modifications géniques retrouvés dans les cancers radioinduits, ou à caractériser le risque cancérogène après l’exposition à différentes formes physico-chimiques de radionucléides

 

L'UNSCEAR n'est pas un organisme bien connu ; pourriez vous nous rappeler ses origines, ses missions, son organisation ?

Ce comité a été créé par l’ONU en 1955, à un moment où les essais nucléaires aériens se multipliaient aux USA et en URSS, pour permettre aux pays des blocs de l'Ouest et de l'Est d'échanger des informations scientifiques. Ses missions ont été progressivement étendues et il est désormais chargé de faire régulièrement le bilan des sources et des effets des rayonnements ionisants. Ce comité est actuellement composé de 21 délégations nationales, provenant de tous les continents et c'est par principe un représentant élu d'un Etat "non doté d'armes nucléaires", aujourd'hui une Brésilienne, qui le préside.

Le chef de la délégation française est désigné par le ministère des affaires étrangères ; Il désigne à son tour les membres de la délégation, qui sont tous des scientifiques. Jean-François Lacronique, directeur de l'OPRI mène aujourd'hui cette délégation. En font également partie Catherine Luccioni (médecin à la DSV), le Pr André Aurengo (médecin à l'hôpital de la Pitié-Salpêtrière), Margot Tirmarche (épidémiologiste IPSN), Alain Rannou (dosimétrie IPSN), Jeannine Lallemand (médecin à EDF) et moi-même.

L'UNSCEAR se réunit tous les ans, mais les documents de travail circulent de manière continue et les publications finalisant les nouvelles synthèses sur un sujet donné sont faites généralement tous les quatre ou cinq ans. Le secrétariat scientifique est basé à Vienne. Le secrétaire actuel est un Canadien, M. Gentner.

 

 

C'est bien en mai 2000 qu'a été publiée une nouvelle synthèse sur l'accident de Tchernobyl ?

Oui. Le sujet avait été traité une première fois en 1988, deux ans après l'accident. Le document traitait alors surtout des estimations de doses et des effets immédiats (les irradiations aiguës). On attendait des données plus solides pour produire un premier bilan des conséquences à plus long terme. Le document de 2000 se focalise sur deux points : l’interprétation des mesures de contamination de l’environnement et les calculs des doses reçues par les différents groupes exposés, ainsi que le bilan des effets observés sur la santé. Un nouveau bilan devrait paraître en 2004 ou 2005 sur le suivi des différentes populations concernées : les intervenants des premiers jours, assez fortement irradiés, les liquidateurs, les populations exposées.

 

 

Combien de personnes sont-elles concernées et qu'a-t-on constaté ?

Il est aisé de retenir les chiffres arrondis suivants :

La nuit de l'accident 600 personnes sont intervenues, en 1986-1990, 600 000 liquidateurs ont été mobilisés, et 6 millions de personnes résident dans les territoires réputés contaminés (ceux dont l'activité surfacique est supérieure à 37 kBq/m2 (ou 1Ci/km2).

Parmi les 600 intervenants des premiers jours (pompiers, personnel de la centrale, etc), 134 ont présenté des signes cliniques précoces de l'irradiation (aplasie médullaire, c'est à dire perte des cellules sanguines, et brûlures cutanées radiologiques plus ou moins étendues dues aux dépôts d'émetteurs gamma). L’inhalation de particules radioactives a également entraîné des lésions des poumons. Pour la plupart des intervenants, l'irradiation externe a été prépondérante, avec des doses à l’ensemble du corps de 2 à 16 Gy.

La plupart des patients ont été hospitalisées à Moscou, quelques uns moins irradiés ont été hospitalisés à Kiev. 28 sont décédés dans les semaines qui ont suivi. Entre 1987 et 1998, on a déploré dans cette population 11 autres décès de causes variées, 3 d'affections hématologiques ayant un lien probable avec l’irradiation, la relation de cause à effet avec l’irradiation étant beaucoup plus incertaine pour les 8 autres causes de décès). On a noté parmi les survivants des séquelles de brûlures, des cataractes, des troubles des fonctions immunitaires. Certains se sont plaints de troubles sexuels mais sans altération de la fertilité. Dans les cinq ans qui ont suivi, 14 enfants sont nés dans cette cohorte, tous normaux.

 

La situation est-elle aussi claire chez les liquidateurs ?

Les études sont plus difficiles en raison de l'hétérogénéité du groupe, tant sur les conditions d’exposition et la validité des doses enregistrées que sur le suivi médical et professionnel. Les liquidateurs provenant de différentes régions de l’ex URSS, différents registres ont été mis en place, n’ayant pas tous le même niveau d’exhaustivité et de qualité de suivi. De plus, pour les comparaisons avec la population générale, il est parfois difficile de trouver des sous-groupes témoins bien appariés.

Les doses les plus élevées ont été reçues, sur quelques jours à quelques semaines, par les liquidateurs ayant travaillé en 1986. Dans ce groupe, les doses moyennes sont estimées entre 100 et 200 mSv, certaines doses atteignant ou dépassant 500 mSv ce qui dépasse le niveau de 200 mSv en dessous duquel on n'a pas observé d'excès de cancers de l'adulte dans d'autres situations d'irradiation (Hiroshima, Nagasaki). Cependant chez ces liquidateurs, il n’est pas rapporté d'effets aigus, ni jusqu’à présent d’excès de cancer, en particulier de leucémie. Compte tenu des temps de latence des cancers radio-induits, dépassant souvent les 10 ans, et des doses reçues par certains groupes de liquidateurs, on ne peut pas exclure une augmentation de fréquence de certains cancers, difficile à mettre en évidence car l’excès calculé est de ~5% par Sievert. Ceci justifierait une surveillance épidémiologique prolongée.

 

On a beaucoup parlé de leur déplorable état de santé

Il est effectivement rapporté une dégradation de l’état de santé. On constate en effet dans tous les groupes une recrudescence des tuberculoses, des maladies psychosomatiques et même une augmentation du taux de suicides dans certaines cohortes.

La fréquence de ces affections est sans relation directe avec la dose. Plus généralement, l’altération de la situation sanitaire touche non seulement les liquidateurs mais également les populations déplacées et celles des territoires contaminés. Les origines sont certainement multiples au nombre desquels les bouleversements locaux-régionaux consécutifs à l’accident de Tchernobyl et les bouleversements socio-économiques des pays de l'ex-URSS.

 

Qu'en est-il pour la population ?

Les niveaux d'irradiation diffèrent selon qu'il s'agit des personnes évacuées, habitant dans un rayon de 30 km autour de la centrale (116 000), de celles relogées plus tardivement hors de zones contaminées (220 000) ou des personnes non déplacées, vivant dans des zones moyennement contaminées. Dans la zone d'exclusion de 30 km ainsi que dans de larges zones de Belarus et de Fédération de Russie (l’Ukraine a été beaucoup plus faiblement touchée), il y a eu des dépôts importants d'iode-131 ou d'autres iodes à vie plus courte qui ont conduit à des débits de doses importants à la thyroïde, pouvant atteindre ou même dépasser 1 Gy pour les petits enfants d'un an. Chez l’adulte les doses à la thyroïde sont 10 fois plus faibles.

A partir de 1990 on a constaté une augmentation très nette des cancers de la thyroïde des enfants qui avaient moins de 15 ans au moment de l'accident. 1800 cas de cancers ont été recensés sur la période 1986 1998 au lieu de quelques dizaines attendus (la fréquence normale d'apparition de ces cancers d'enfants est de un par million et par an). Ce sont des cancers qui se traitent bien, même quand ils sont étendus (avec des métastases). Cependant, Il y aurait eu une dizaine de décès parmi ces enfants dont le cancer n’a pas toujours été détecté ni traité dans des conditions optimales.

Jusqu’en 2000, aucune autre pathologie en excès n'est apparue chez l'enfant ou l'adulte, qu'il s'agisse de cancers du sein, de leucémies, etc.

 

Les médias ont rapporté de nombreux cas de malformations à la naissance en URSS.

Il y a eu peut-être une augmentation des fausses couches spontanées, mais on n'a pas noté d'augmentation des malformations à la naissance ni de déficit intellectuel. Il faut rappeler que, de manière habituelle, on note 3 à 5% d'anomalies à la naissance (polydactylie, pieds-bots, etc.). Il est trop tôt pour affirmer qu'il n'y aura pas de conséquences héréditaires sur la descendance (il faudrait de nombreuses générations), mais les doses reçues au niveau des gonades sont faibles (quelques millisieverts) et il est très peu probable que l'on découvre un effet clinique.

 

En France, des malades de cancers de la thyroïde ont porté plainte contre les pouvoirs publics, incriminant leur inaction durant la crise. Y a-t-il vraiment une augmentation des cancers attribuable à Tchernobyl?

La radioactivité en provenance de Tchernobyl a été détectée en France le 30 avril, et dans le mois qui a suivi, de nombreuses mesures ont été effectuées dans l'air, l'eau et les divers éléments de la chaîne alimentaire. Les estimations de doses à la thyroïde par l'iode 131 ont conduit à des valeurs de quelques millisieverts chez l'enfant (au moins cent fois moins que dans l'ex-URSS). Chez les adultes, seuls les gros mangeurs de champignons des bois et de gibier ont reçu depuis 1986 des doses de quelques millisieverts, dus à l'absorption de Césiums 134 et 137. Compte tenu des débits de dose considérés, le niveau de dose est d’au moins un facteur cent en dessous des doses pour lesquelles on pourrait s'attendre à un excès de cancers.

Dans une des régions de France dont la contamination post-Tchernobyl est supérieure à la moyenne nationale, la Champagne-Ardenne, il existe depuis plusieurs décennies un registre des cancers de la thyroïde, cancers dont la fréquence croît depuis le début des années 70 (cette augmentation est attribuée à l'amélioration et la généralisation des méthodes de détection). Ce registre ne met pas en évidence d'augmentation de la fréquence des cancers de la thyroïde pour les personnes qui étaient des enfants ou des adolescents en 1986. Ce résultat a été confirmé par une étude faite très récemment en Franche-Comté. Bien que ces analyses ne révèlent pas d’augmentation de la fréquence des cancers en relation avec l’accident de Tchernobyl, les craintes de la population française ont conduit à mettre en place une étude épidémiologique nationale sur les cancers de la thyroïde.

Dans le cadre plus général de la surveillance épidémiologique des cancers, aux registres départementaux qui couvrent une douzaine de départements, s’ajoutent maintenant deux registres nationaux : un registre national des leucémies de l'enfant (avec des données validées depuis 1990) et un registre des autres cancers de l'enfant, mis en place plus récemment (1997-98).

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