Faibles doses de radioactivité : une révolution dans la radioprotection

 

Par Emmanuel Grenier

 

(Source : Fusion n°77, 1999)

 

Les effets biologiques des faibles doses de rayonnements ionisants sont sans aucun doute le sujet le plus étudié en matière de santé au travail. Pourtant, toutes les études sur les travailleurs du nucléaire montrent qu'ils sont en meilleure santé que les autres. Ce constat, associé à de nouveaux résultats en biologie fondamentale, entraîne une discussion dans le monde entier sur l'opportunité des normes actuelles. Au début de la radioprotection, on avait pris des précautions extrêmes, justifiées dans la mesure où l'on ne savait pas encore grand chose des effets des faibles doses. On se dirige aujourd'hui vers une approche moins simpliste, qui prend mieux en compte la complexité du vivant. C'est cette évolution que reflète entre autres nombreux documents récents, le dernier rapport de l'Académie de médecine en France, " Energie nucléaire et santé " ainsi que son Avis intitulé " Irradiation médicale, déchets, désinformation ". Il semble que la radioprotection va enfin sortir de l'ère de superstition dans laquelle elle était plongée depuis quelques décennies.

L'humanité possède maintenant une expérience d'un siècle en matière d'utilisation des rayonnements, d'abord en médecine, puis dans la science, l'industrie et la production d'énergie. Cette expérience prouve que, lorsque les normes proposées par la Commission internationale de protection radiologique (CIPR) en 1928 ont été respectées, on n'a jamais pu observer de modification des statistiques sanitaires, notamment pour le cancer.

Les études se succèdent en effet pour établir que le risque lié aux faibles doses de rayonnement a été largement surévalué, voire que ce risque est inexistant. L'une des études les plus approfondies sur ce sujet a été présentée en mars 1999 par le National Radiological Protection Board britannique. Elle porte sur 125 000 personnes travaillant ou ayant travaillé dans le secteur nucléaire en étant, dans le cadre professionnel, exposées aux rayonnements. Sur ce groupe, la mortalité enregistrée est très nettement inférieure à la moyenne observée sur le reste de la population britannique : 13 000 personnes sont mortes alors que dans un groupe de taille équivalente, on aurait enregistré environ 16 000 décès. Il s'agit de l'effet " travailleur en bonne santé " désormais bien connu : d'une part, les travailleurs sont sélectionnés à l'emploi sur des critères sanitaires sévères avant d'exercer cette profession, d'autre part, ils disposent d'un suivi médical bien meilleur que la moyenne de la population. D'où une moindre mortalité générale. Cet effet se retrouve naturellement pour le cancer : la fréquence des cancers est plus faible chez les personnes exposées aux rayonnements que dans le reste de la population. Une seule exception : le cancer professionnel de la plèvre, dû au contact avec des fibres d'amiante, est plus élevé dans ce groupe. Une autre étude, plus restreinte, a été menée par l'Imperial College School of Medicine sur les travailleurs de l'usine de retraitement de Sellafield. 14 000 salariés, employés entre 1947 et 1975, étaient ainsi passés en revue. L'étude conclut que le taux de cancer observé dans cette population est inférieur de 5 % à celui observé en moyenne en Angleterre et de 3 % à celui des environs de l'usine. Les leucémies, les cancers de la bouche, du larynx, du pharynx, du foie ou de la vésicule biliaire sont significativement moins nombreux que la moyenne. Par contre, les cancers du sein, de la plèvre et de la thyroïde sont légèrement plus nombreux. Toutefois, on n'a pu établir aucun lien entre les doses de rayonnement reçues par les employés et la probabilité de développer ces cancers. Les travailleurs du nucléaire bénéficient donc d'une protection exceptionnelle et cette protection est efficace. Dans ces conditions, on peut légitimement se demander pour quelle raison la Commission européenne a voulu actualiser la directive de 1980 sur la radioprotection, qui avait largement fait ses preuves.

Une autre étude porte sur l'Etat indien du Kerala, connu pour sa très forte radioactivité naturelle. Commandée par le gouvernement central de New Delhi et réalisée par le Centre régional de cancérologie, elle porte sur 100 000 personnes habitant dans des régions où la radioactivité naturelle varie entre 15 et 75 millisieverts (mSv). On a comparé les taux de fréquence de cancer à ceux observés dans un autre groupe de 300 000 habitants du Kerala, habitant dans des zones où la radioactivité naturelle est proche de la moyenne mondiale. Le résultat est net : aucun cancer supplémentaire. De même, la fréquence des maladies génétiques chez les enfants est strictement identique.

 

Ramsar, dans le nord de l'Iran, a une particularité étonnante. On trouve dans cette région les doses les plus élevées d'irradiation naturelle dans le monde : jusqu'à 260 mSv/an, plus de cinq fois la dose autour de la centrale de Tchernobyl, treize fois la dose maximale que la norme européenne fixe pour les travailleurs du nucléaires ! Cette radioactivité est essentiellement due au radon 226 et à ses produits de décroissance, apportés à la surface terrestre par l'intermédiaire de sources chaudes, dont plusieurs font la joie des résidents comme des touristes. L'autre source principale de rayonnement est liée aux dépôts de travertine qui contiennent des niveaux élevés de thorium et un peu d'uranium. Javad Mortazavi, chercheur iranien qui travaille à l'universtié japonaise de Kyoto, a été le premier à publier des études sur la population vivant dans ces zones de très forte radioactivité. Comme toutes celles qui ont procédé en faisant l'épidémiologie du cancer dans les régions à forte irradiation naturelle, elles semblent confirmer l'existence d'un effet d'hormesis. Autrement dit, la prévalence du cancer est plutôt plus faible dans ces régions. Mortazavi conclut ainsi : " Nos résultats préliminaires suggèrent que des expositions prolongées à de très hauts niveaux de rayonnement naturel pourraient induire une résistance au rayonnement chez les individus exposés, ce qui entraîne des implications intéressantes pour de nombreux aspects de la politique de radioprotection. "

 

Au total, s'il existe des données établissant que l'exposition naturelle élevée est associée chez l'adulte à un taux accru d'aberrations chromosomiques des lymphocytes circulants, indicateur d'exposition, on n'a détecté aucune augmentation globale du risque de cancer, ni augmentation des malformations congénitales, ni anomalies cytogénétiques induites chez les nouveau-nés.

 

L'histoire de la notion de dose collective

 

Sur quelle base scientifique en est-on arrivé à craindre les effets sanitaires des faibles doses ? En 1955, alors que l'on ne disposait pas des études épidémiologiques rassurantes citées ci-dessus, les normes de la CIPR reposaient sur l'hypothèse que de faibles doses pourraient provoquer, de façon aléatoire, un surplus de cancer chez les populations qui y sont soumises. C'était une mesure de précaution sage basée sur l'hypothèse dite " linéaire sans seuil " : la relation entre la dose et l'effet étant linéaire aux fortes doses, supérieure à 200 mSv, on extrapolait en supposant qu'elle l'était également aux faibles doses. La CIPR avait pris soin de préciser que cet effet incertain n'était qu'une hypothèse de travail prise pour établir un système de normes très sûres et qu'il serait illégitime de prétendre calculer par des modèles un nombre de cancers réellement dus à une irradiation donnée, puisque l'existence de ce risque n'a jamais été démontrée. C'est malheureusement ce que s'empressèrent de faire certains organismes et c'est avec ce type de calculs que l'on a, par exemple, prévu la " centaine de milliers de morts " par cancer suite à l'accident de Tchernobyl.

Les organismes de radioprotection utilisent depuis quelques années les notions de " dose collective " et d' " engagement de dose collective ". Ces notions avaient été introduites par les anglo-nordiques avec l'idée de " hiérarchiser " les expositions de la population aux rayonnements. En réalité, ces notions n'ont aucun sens médical et ne peuvent être d'aucune utilité en matière de gestion de risque. Au contraire, elles peuvent se révéler néfastes, comme dans le cas de Tchernobyl, où l'on a évacué des personnes qui n'auraient jamais dû l'être et où l'on a créé d'innombrables drames humains parfaitement inutiles (paysans arrachés à leur village et à leur terre, etc.).

La dose collective est définie par la simple multiplication du nombre de personnes exposées par la dose reçue. On aboutit ainsi à un chiffre unique pour caractériser des événements très différents : une dose collective de 10 hommes-Sievert peut correspondre à un accident très grave, où 10 personnes ont reçu une dose de 1 Sv, ou à un phénomène parfaitement banal, où 10 000 personnes reçoivent 1 mSv ; ou encore plus insignifiant, lorsque 10 millions de personnes reçoivent 1 microsievert supplémentaire, prétendument à cause des rejets d'une centrale nucléaire. L'idéologie qui sous-tend la notion de dose collective aboutit à prédire un nombre " théorique " de cancers supplémentaires identique dans les trois cas. Seuls des personnes très éloignées du terrain peuvent voir une quelconque utilité à ce chiffre unique. Dans la réalité médicale, on soigne les 10 personnes ayant reçu 1 Sv et on se préoccupe peu des 10 000 personnes ayant reçu une radiographie des poumons, et pas du tout des 10 millions de personnes exposées à 1 microSv !

Les documents récents du Comité scientifique des Nations unies sur les effets des rayonnements atomiques (UNSCEAR) définissent l' " engagement de dose " comme " la somme de toutes les doses annuelles pendant toutes les années de vie que dure l'exposition ". On aboutit ainsi, pour l'engagement de dose correspondant aux essais nucléaires atmosphériques, au chiffre gigantesque de 100 000 hommes-Sievert. Mais ce chiffre correspond en réalité à des doses annuelles minimes, de 0,02 mSv par personne, soit moins du centième de la dose due à la radioactivité naturelle. Cette idée d'engagement de dose collective représente un pas supplémentaire dans la psychose collective autour des rayonnements. Elle repose sur plusieurs présupposés arbitraires :

1) La relation entre la dose absorbée et l'effet biologique est linéaire et sans seuil ;

2) Le risque est additif sur l'ensemble de la vie d'un individu ;

3) Le risque est additif entre plusieurs individus de la même génération ;

4) Le risque est additif sur plusieurs générations ;

5) Les effets sanitaires d'une dose accumulée sur plusieurs générations sont les mêmes que ceux correspondant à une dose instantanée de même valeur.

Le concept de dose collective est peut être plus simple à utiliser pour les ingénieurs de la radioprotection mais il n'a aucun sens pour le médecin ou le biologiste car il souffre de graves défauts : il oblitère toute l'information sur les caractéristiques du débit de dose dans le temps et dans l'espace. Zbigniew Jaworowski, un éminent membre polonais de l'UNSCEAR, émet une critique dévastatrice sur ces notions en expliquant : " Les doses individuelles ne peuvent pas être additionnées sur plusieurs générations puisque les humains sont mortels et que la dose "meurt" avec l'individu. De même, les doses individuelles ne peuvent s'additionner entre individus de la même génération, parce que nous ne nous "contaminons" pas mutuellement par la dose que nous avons reçue. L'existence des processus de réparation biologique [de l'ADN] et le fait que la genèse d'un cancer soit un processus multifactoriel et à plusieurs étapes font qu'il est très improbable que l'on puisse estimer un risque de survenue de cancer à partir de l'addition linéaire de petites doses sur le même individu. "

C'est pourtant cette notion de dose collective, essentiellement imaginée par les anglo-nordiques, qui a présidé à la dérive de l'élaboration, sans justification biologique, de normes toujours plus sévères en matière de radioprotection. C'est cette notion de dose collective qui permet de "calculer" les "centaines de milliers de morts dus à Tchernobyl", alors que l'accident n'en a provoqué qu'une quarantaine. C'est encore elle qui permet à une association militante antinucléaire, d'affirmer que la norme actuelle pour les travailleurs du nucléaire (50 mSv par an au maximum) "correspond à un risque cancérigène élevé de 20  cancers mortels pour 100 000 travailleurs". On a vu plus haut que l'épidémiologie des travailleurs du nucléaire prouve exactement l'inverse : il y a moins de cancers chez les travailleurs du nucléaire que dans le reste de la population.

Pour mettre fin à ce que le Pr Gunnar Wallinder, le grand radio-biologiste suédois, appelle "la plus grande escroquerie scientifique du siècle " (il parle de l'hypothèse linéaire sans seuil), plusieurs groupes de scientifiques se battent depuis plusieurs années. Leurs efforts sont en train d'être couronnés de succès, à tel point que Roger Clarke, le Britannique qui préside la CIPR, est lui-même en train de tourner casaque. Il fait circuler depuis l'année dernière un article de discussion dans lequel il souhaite lancer un débat. Il y affirme notamment que "si le risque sanitaire pour l'individu le plus exposé est insignifiant, alors le risque total est insignifiant, quel que soit le nombre de personnes exposées." Ce qui représente de facto une déclaration d'abandon du concept de la dose collective. Roger Clarke est un politique (physicien de formation, il n'a pas de compétences biologiques). S'il agit ainsi, en contradiction avec ce qu'il avait soutenu au cours de ces dix dernières années, c'est qu'il sent le vent tourner. On enregistre en effet depuis 1996 une formidable accumulation de documents et de conférences scientifiques qui vont tous dans le même sens : le retour à la raison.

La déclaration de la Health Physics Society intitulée " Radiation risk in perspective " (mars 1996) a prudemment lancé le débat. Néanmoins, son avis a pesé lourd car il s'agit de la plus importante société scientifique mondiale en matière de radioprotection. Elle "déconseillait les estimations quantitatives de risques sanitaires pour des doses individuelles inférieures à 50 mSv par an ou pour une dose vie inférieure à 100 mSv." Par ailleurs, elle rappelait que "les effets sanitaires radiogéniques (principalement le cancer) n'ont été observés chez l'homme qu'au-dessus de 100 mSv délivrées avec un fort débit de dose ".

Le colloque " Risques cancérigènes dus aux rayonnements ionisants " organisé par l'Académie des sciences à Paris en 1997 concluait en faveur d'une recherche accrue sur la radioactivité naturelle. Le Pr Maurice Tubiana y notait en particulier : " Il vaut beaucoup mieux s'intéresser à la comparaison entre les régions [françaises] qui reçoivent de fortes doses de radon et celles qui reçoivent de faibles doses [la différence pouvant aller jusqu'à 400 %] que d'aller chercher autour de La Hague sur des populations qui reçoivent au maximum l'équivalent d'une semaine dans une région riche en radon. [...] Il est absolument paradoxal de se focaliser sur l'industrie nucléaire : alors que l'industrie nucléaire représente au maximum 1 % de l'irradiation reçue par la population, 99 % des travaux y sont consacrés. Et seulement 1 % des travaux sont consacrés aux autres sources qui représentent 99 % de l'irradiation. Il y a là une disproportion tout à fait ahurissante. "

La conférence de Wingspread d'août 1997, organisée par le Congrès américain, confirme "qu'il n'a pas été observé d'augmentation du nombre des cancers dus à des expositions aux rayonnements inférieures à 100 mSv délivrées à l'organisme entier en un temps court ".

La conférence internationale de Versailles de juin 1999 a rassemblé cent cinquante congressistes de vingt pays différents, dont la plupart des plus grands spécialistes de la radiobiologie. S'y sont confrontées les vues de médecins, d'épidémiologistes, de biologistes, de responsables de la CIPR et de l'UNSCEAR ainsi que de travailleurs du nucléaire (la conférence était organisée par l'organisation mondiale des travailleurs du nucléaire, WONUC, et le comité scientifique était présidée par le Pr Tubiana). Le concept de dose collective a été fermement attaqué et l'on a proposé de le remplacer par celui de dose individuelle reçue par les sujets les plus sensibles. Si les doses sont insignifiantes pour ces sujets, elles sont, nous venons de le voir, insignifiantes pour le reste de la population, quelle que soit la taille de celle-ci. Le concept de linéarité entre les faibles doses et leur effet est ainsi fondamentalement mis en question.

Il faut aussi noter la création aux Etats-Unis du groupe Radiation, Science and Health (RSH), qui se définit comme un "groupe d'individus indépendants, compétents en radioprotection, visant à changer la politique de radioprotection dans l'intérêt général".

 

Les enseignements du rapport de l'Académie de médecine

 

Le rapport publié par l'Académie française de médecine entérine ce mouvement général dans le monde de la radioprotection. Il rappelle que " les doses reçues du fait de l'énergie nucléaire sont au moins cent fois plus faibles que les variations de doses naturelles en France ". Il conteste la validité du modèle mathématique qui " a légitimé l'idée que toute dose de radioéléments, si faible fut-elle, était nuisible ; or ses fondements biologiques ne sont pas cohérents avec ce que l'on sait aujourd'hui du processus de cancérogenèse ". Il met en doute le concept de dose collective et dénonce l'idéologie qui a abouti aux nouvelles normes européennes : " Tous les spécialistes consultés par l'Académie de médecine ont été d'accord sur la nécessité d'une grande circonspection envers la notion de limite individuelle pour la population. La valeur de celle-ci est actuellement fixée à 5 mSv/an mais, en 1996, la directive de la Communauté européenne a proposé 1 mSv/an, dose qui devrait, sauf objection d'un gouvernement européen, s'imposer dans l'Union à partir de mai 2000. [...] Une limite aussi basse engendre des peurs injustifiées puisque l'on considère aujourd'hui que des doses de quelques millisieverts n'ont pas de conséquence sanitaire. " Et de conclure sur la nécessité d'une approche rationnelle chez les pouvoirs publics : " Les risques pour la santé des différentes filières énergétiques doivent faire l'objet de comparaisons rigoureuses afin d'éviter les désinformations et les craintes injustifiées. "

Ce rapport rappelle plusieurs principes essentiels qui concernent l'ensemble de l'industrie. D'abord parce que l'hypothèse linéaire sans seuil n'est pas appliquée seulement dans le nucléaire. C'est la même méthode qui est appliquée, par exemple, pour fixer des niveaux limites de dioxine extrêmement bas. Le slogan "une désintégration, un cancer" se traduit par "une molécule, un cancer". Instaurer l'idée d'un seuil va aboutir à terme à rétablir les niveaux limites à un niveau réaliste, ce qui serait une première dans l'histoire de la santé publique. On peut espérer que cette révolution intelligente soit suivie d'autres, par exemple pour les nitrates, le niveau de plomb, etc. Ensuite, l'Académie affirme que les mesures de protection extrêmes "renforcent les craintes au lieu de les apaiser", contrairement à ce qu'affirmaient les promoteurs de ces mesures. Enfin, "d'un point de vue médical, il apparaît qu'une limite doit être fixée en fonction des risques et non des capacités des industriels à l'observer". Cette phrase est fondamentale parce qu'elle va à l'encontre d'une dérive réglementaire générale consistant à fixer des niveaux limites aussi bas que techniquement possible et économiquement acceptable. Trop souvent, les industriels qui protestent contre des normes injustifiées du point de vue sanitaire s'entendent répondre par le pouvoir réglementaire : "Mais puisque vous pouvez le faire sans que cela menace votre survie économique !". Ces industriels ont donc désormais un soutien appréciable de l'Académie de médecine, qui juge que "les craintes actuelles entraînent des gaspillages énormes, car les précautions disproportionnées prises coûtent cher et l'argent dépensé ainsi pour des bénéfices incertains n'est plus disponible pour d'autres actions, dont le rapport coût-bénéfice pourrait être beaucoup plus favorable pour la santé publique". Autrement dit, les mesures de protection injustifiées ont un effet sanitaire globalement négatif, voire catastrophique.

Dans un article paru dans Radioprotection (Vol. 34, N°2), le Pr Pierre Pellerin, l'ancien grand patron de la radioprotection en France, rappelle que l'Europe sera la seule région à appliquer les nouvelles normes de la CIPR. Or les normes sont une arme redoutable dans la guerre économique. Il faut donc bien réfléchir avant d'adopter sans raison des normes beaucoup plus sévères : " L'abaissement des limites annuelles d'exposition n'est légitime que s'il détermine un progrès sanitaire réel. Les questions opérationnelles sont alors les suivantes :

- Quelle est la valeur ajoutée par cette nouvelle directive au plan sanitaire ?

- En 1999, au regard de l'état de la science d'une part, de celui des réflexions au sein des organismes compétents proposant les concepts de radioprotection d'autre part, la directive n'est-elle pas déjà périmée avant même son application ?

- La directive de 1980 a garanti, dans les faits, une radioprotection efficace des travailleurs et des populations. Ne peut-on consacrer le délai limité qui nous sépare des prochaines recommandations de la CIPR à une réflexion positive, en particulier sur les niveaux de risque d'effets aléatoires et sur les limites de validité de la dose cumulée ? "

Les industriels du nucléaire n'intervenaient généralement pas sur les questions sanitaires, ne se trouvant aucune légitimité pour le faire. Ils laissaient donc la parole à ceux qui s'expriment sur le sujet. Ils pourront désormais s'appuyer sur un document qui représente le consensus de la communauté médicale.

 

Curieuses réactions au CEA

 

C'est peut-être ce que craint le CEA, visiblement très gêné par le rapport des médecins. Le service de presse, après une journée de réflexion, déclare n'avoir "aucun commentaire à faire sur ce sujet". Plus étonnant encore, la revue de presse quotidienne du CEA, qui rapporte pourtant la moindre déclaration de Greenpeace sur le danger des traces de radioactivité, a complètement occulté les articles parus dans la presse spécialisée sur le sujet. Un cadre du CEA nous a confié son amertume quant à l'attitude de son administration générale : " Une fois de plus, comme pour Superphénix, ils se sont "couchés". Ce qui m'enrage le plus, c'est que cette fois, il n'y avait même pas d'ordre formel du gouvernement. Il a suffi d'un coup de téléphone venant de l'IPSN leur laissant entendre qu'il serait inopportun de donner trop de résonance à ce document, et l'Administration générale a obtempéré. [...] On nous parle sans cesse de transparence. Dès qu'il y a le moindre problème, la plus petite déviation d'un fonctionnement normal, nous devons l'exposer au monde entier. Je ne conteste pas cette politique s'agissant d'une activité sensible comme le nucléaire. Mais alors que l'on ne censure pas un document aussi fondamental que celui de l'Académie de médecine ! On dirait que la transparence ne doit servir que les antinucléaires, jamais ceux qui défendent cette forme d'énergie. "

A l'IPSN, même si certains sont en accord avec le document de l'Académie de médecine, c'est également l'embarras. Il nous aura fallu plus de deux semaines pour obtenir une réponse à notre question : " Que pensez-vous du document de l'Académie de médecine ? " C'est Jean-François Lecomte, assistant du directeur de la radioprotection à l'IPSN, qui en fut finalement chargé. Visiblement ennuyé, il commence par botter en touche : "On n'a pas à commenter ce que disent les académiciens, ils écrivent ce qu'ils veulent." Puis de s'accrocher désespérément à l'hypothèse "linéaire sans seuil", qui reste pour lui "le fondement de la radioprotection". "La science avance, certes, mais pas suffisamment pour changer ce fondement." Confronté aux affirmations très claires des médecins, il répond : "Ca se discute. Je n'en ai pas la preuve ; eux le disent et je ne viens pas le contester. Mais je ne viens pas le confirmer non plus." Et de se lancer dans un long développement suivant lequel il faudrait "distinguer la science de la gestion du risque". Autrement dit, les nouvelles données scientifiques résumées par l'Académie de médecine ne doivent, selon lui, en rien conduire à assouplir la règlementation.

Incidemment, nous avons appris que la formation initiale de Jean-François Lecomte, c'est l'école des Chartes. C'est à un historien que l'IPSN confie le soin de répondre en matière de radioprotection ! Sur notre insistance pour avoir un interlocuteur en matière biologique, il nous dirige alors vers Henri Métivier, malheureusement en congé. Lorsque l'on s'enquiert de sa formation, on apprend avec surprise qu'il s'agit bien d'un scientifique, mais d'un chimiste spécialiste des éléments transuraniens. Cela semble être l'usage à l'IPSN de confier la santé aux chimistes, puisque la directrice de la radioprotection, Hélène Sugier, est elle-même une spécialiste de chimie industrielle... Quant à l'actuel président de la Société française de radioprotection, Jacques Lochart, c'est un actuaire, ancien statisticien pour les compagnies d'assurance. Ainsi, les postes clefs de la radioprotection en France sont trustés par des personnes n'ayant aucune compétence biologique ou médicale ! On comprend alors leur difficulté à répondre aux arguments de l'Académie de médecine... Celle-ci conclut d'ailleurs son rapport sur ce sujet : " L'absence d'un nombre suffisant de médecins spécialistes en radioprotection aux postes de responsabilité en France et dans l'Union européenne a été l'une des causes des difficultés et des incompréhensions observées dans ce domaine. Il est impératif de redonner aux professions de santé le rôle qui leur revient en matière de radioprotection. " On comprend également mieux la remarque désabusée de Guy de Thé, auteur du rapport. Lorsque nous lui avons demandé si l'Académie demandait officiellement une révision des normes européennes, il a répliqué : " Il s'agissait - et il s'agit encore - d'une décision politique. La bataille est perdue d'avance si la situation actuelle ne change pas. " M. de Thé, de l'Institut Pasteur, nous a confié avoir longtemps été antinucléaire : "J'avais parmi mes connaissances un ingénieur d'EDF qui travaillait à Superphénix. Lorsque nous lui posions des questions, il refusait toujours de répondre, ce qui entraînait forcément la suspicion. C'est en examinant objectivement les données disponibles pour préparer ce rapport que j'ai changé d'avis." Les pires ennemis du nucléaire ne sont pas forcément là où on l'imagine...

 

La peur et la méfiance du nucléaire dues à l'incompétence médicale chez les dirigeants du CEA ont atteint un tel niveau que l'on va jusqu'à nier les bienfaits de son utilisation en médecine. Ainsi encore Henri Métivier a-t-il pu écrire, dans un rapport de l'agence de l'énergie nucléaire de l'OCDE - Groupe de travail sur la science et la technologie affectant la protection radiologique (Henri Métivier, chimiste, présidait le sous-groupe sur la radiobiologie et la santé), cette phrase incroyable : " Sur l'homme, on n'a observé aucun effet biologique bénéfique d'une exposition aigue aux rayonnements ionisants. " Or, chaque année, rien qu'en France, entre 40 000 et 50 000 vies humaines sont sauvées précisément grâce à une exposition aigue aux rayonnements ionisants. Cela s'appelle la radiothérapie et c'est pratiqué sur des malades cancéreux dans les services de médecine nucléaire. Malheureusement, les radiothérapeutes ont été petit à petit écartés des instances de radioprotection, ce qui explique que l'on puisse retrouver des énormités comme celle que nous citons. On y trouve désormais surtout des physiciens, des techniciens et des statisticiens, cooptés entre eux, qui appliquent des modèles mathématiques simplistes aux mécanismes de la cancérogenèse, et qui refusent de prendre en compte la complexité et la non-linéarité propres aux processus vivants. L'aspect le plus important du rapport de l'Académie de médecine est sans doute la dénonciation de cette dérive inacceptable.

 

Dans un avis adopté en décembre 2001, intitulé " Irradiation médicale, désinformation et déchets ", l'Académie de Médecine a réitéré ces principaux points :

 

L'hypothèse d'un risque cancérogène induit par de faibles doses et débits de dose est fondée sur l'extrapolation de données obtenues pour des groupes humains fortement exposés, postulant que le risque global est constamment proportionnel à la dose reçue sans être limité par un seuil. Cette hypothèse se heurte à de nombreuses objections scientifiques et est contredite par les données expérimentales et épidémiologiques. Dans les groupes ayant reçu plus de 200 mSv chez l'adulte et 100 mS vchez l'enfant, une augmentation des cancers a été observée : survivants de Hiroshima et Nagasaki, patients irradiés, travailleurs du nucléaire, populations de l'Oural contaminées par les déchets nucléaires. On n'a pas observé d'excès de cancers pour les doses inférieures, un doute demeure toutefois dans le cas d'irradiation pour radiographie in utero à partir de 10 mSv car les données épidémiologiques sont contradictoires ". Les académiciens expliquent que ce fait ne permet pas d'exclure l'existence d'un effet pour des doses inférieures, en raison des limites de précision statistiques. Mais ils rappellent aussitôt que la théorie linéaire sans seuil est contredite par l'observation des cancers osseux induits par le radium 226 et des cancers du foie induits par le Thorotrast, qu'elle n'est pas compatible avec les leucémies induites à Hiroshima et chez les patients traités par l'iode radioactif. Et ils s'appuient sur des études récentes, comme l'étude épidémiologique menée sur les radiologues britanniques pour la période 1897-1997, qui vient d'établir que, pour les radiologues inscrits après 1954, il n'existe pas d'excès de cancers chez ces praticiens par rapport à leurs confrères non radiologues, la tendance conduisant plutôt à un déficit. Il en est de même pour de nombreux groupes de travailleurs professionnels exposés aux rayonnements ionisants notamment les manipulateurs de radiologie : alors que la fréquence des cancers était augmentée chez eux pendant la période où aucune mesure de radioprotection n'était prise, les excès de cancers ont disparu quand les doses ont été réduites aux normes (50 mSv/an) en vigueur jusqu'en 1990.

 

Ces observations, associées aux données biologiques récentes, montrant la complexité et la diversité des mécanismes moléculaires et cellulaires qui contrôlent la survie cellulaire et la mutagenèse en fonction de la dose et du débit de dose, ôtent toute rationalité scientifique à une extrapolation linéaire qui surévalue très largement les effets des faibles doses et des faibles débits de dose. On ne peut pas additionner les expositions de quelques mSv/an, et a fortiori de 0,02mSv/an, délivrées à un grand nombre d'individus (pratique de la dose collective) pour estimer le risque d'excès de cancers. L'Académie de médecine, rejoignant la position des grandes institutions internationales voudrait fermement rappeler que de tels calculs n'ont aucune validité scientifique notamment pour évaluer les risques associés à des irradiations telles que celles provoquées en dehors de l'ex-URSS par les retombées de Tchernobyl. "

 

Encadré :

 

La notion de débit de dose

 

Le débit de dose est une notion essentielle que toute personne de bon sens peut saisir. Prenons l'exemple d'un autre rayonnement cancérigène, celui du Soleil, auquel nous sommes quotidiennement exposés. Si l'on recevait en un jour la dose de rayonnement solaire que nous recevons répartie sur toute l'année, cette dose aurait un impact sanitaire bien plus important, bien qu'elle soit strictement identique du point de vue de la quantité d'énergie apportée. Pour une dose répartie sur toute l'année, l'organisme développe des protections (mélanine) et répond en s'adaptant. Par contre, dans le cas d'une très forte dose délivrée en un temps court (exemple du Parisien qui se rend aux Antilles en plein hiver et qui s'y expose sans protection), l'organisme est incapable de s'adapter et les tissus sont endommagés. Pour les rayonnements ionisants, c'est la même chose : ce n'est pas seulement la dose totale reçue qui importe mais la façon dont elle a été délivrée. En effet, l'organisme est habitué à effectuer des réparations : environ 8 000 lésions de l'ADN cellulaire par heure, pour chaque noyau de nos cellules, sont réparées. L'immense majorité de ces lésions sont dues aux péroxydes naturellement présents dans l'organisme et une infime minorité sont dues aux toxiques chimiques provenant de notre alimentation ou aux rayonnements ionisants. C'est donc le débit de dose qui compte et pas seulement la dose : 1 000 mSv délivrés sur une période de trente ans n'ont pas d'effet sanitaires notables, puisqu'ils n'ajoutent qu'une lésion radio-induite pour 1 million de lésions métaboliques naturelles. Par contre, 1 000 mSv délivrés en une journée - soit la même dose mais avec un débit de dose très différent - peuvent tuer.

 

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