LA CATASTROPHE DE MALPASSET EN 1959

 by Frank Bruel

Fréjus sous les eaux du barrage : en pleine soirée, alors qu'il faisait déjà nuit, une vague de 40 mètres de haut déferla dans toute la vallée en aval de Malpasset, jusqu'à la ville de Fréjus.

Au début de l'hiver 1959, les pluies torrentielles vinrent remplir pour la première fois le nouveau barrage de Malpasset, en amont de Fréjus, dans le sud de la France. Lorsque celui-ci cèda soudainement, le 2 décembre 1959 à 21h13, près de 50 millions de mètres cubes d'eau déferlèrent, ravageant campagnes et villages jusqu'à la mer. C'est la plus grande catastrophe de ce genre qui ait jamais touché la France.

"De tous les ouvrages construits de main d'homme, les barrages sont les plus meurtriers".

Ces mots sont ceux du constructeur du barrage de Malpasset, l'ingénieur André Coyne alors président de l'Association internationale des grands barrages et spécialiste incontesté de la construction des barrages-voûtes, qui décéda 6 mois après la catastrophe.

Un barrage pour le Var

La construction d'un barrage dans la région de Fréjus est envisagée juste après la Seconde Guerre mondiale, dans le cadre des grands projets d'équipement du pays. Son principal objet est de constituer un réservoir d'eau permettant d'irriguer les cultures dans une région où les pluies sont très irrégulières. Le conseil général du Var, maître d'œuvre de l'opération, reçoit une importante subvention du ministère de l'Agriculture. Il fait alors appel au grand spécialiste des barrages-voûtes, André Coyne, "auteur" du barrage de Tignes par exemple. Le site choisi est celui de la vallée du Reyran, un torrent sec l'été et en crue l'hiver, au lieu-dit " Malpasset ", un nom qui perpétue le souvenir d'un brigand détrousseur de diligences.

L'inauguration. puis la mise en eau partielle du barrage ont eu lieu en 1954. Mais la faiblesse des pluies des années suivantes, d'une part, et une longue procédure judiciaire avec un entrepreneur qui refuse de se laisser exproprier, d'autre part, ralentirent singulièrement cette phase de remplissage. En 1959, la Côte d'Azur reçoit des pluies diluviennes, le niveau de l'eau monte très rapidement - trop rapidement pour permettre un contrôle convenable des réactions du barrage. D'autant qu'il est impossible, à ce moment, de lâcher de l'eau : la construction de l'autoroute juste en aval du barrage interdit d'ouvrir les vannes - sauf à endommager les piles d'un pont dont le béton vient d'être coulé. Le 2 décembre à 18 heures, les responsables du barrage décident tout de même de laisser s'écouler un peu d'eau, la capacité maximale de l'ouvrage étant atteinte.

Une vague de 40 mètres

Le barrage est donc rempli à ras bord lorsqu'il cède, à 21 h 13 exactement. Le bruit du craquement de sa voûte alerte en premier le gardien de l'ouvrage, qui se réfugie en haut de sa maison, à 2 km et demi en aval. Bien lui en prend : une gigantesque vague de 40 m de haut déferle dans l'étroite vallée à la vitesse de 70 km/h. Balayant tout sur son passage, elle débouche sur Fréjus 20 minutes plus tard, avant de se jeter dans la mer.

Le plan ORSEC - plan d'organisation des secours - est immédiatement déclenché. Les militaires des bases locales ainsi que des hélicoptères de l'armée américaine basés dans les environs s'occupent de porter secours aux survivants, mais aussi de dégager les corps des victimes. Le général de Gaulle, président de la République, venu sur place quelques jours plus tard, découvre une zone totalement sinistrée. La catastrophe a fait 423 victimes. Par ailleurs, 2,5 km de voies ferrées ont été arrachés, 50 fermes soufflées, 1000 moutons et 80 000 hectolitres de vin perdus.

 

A Fréjus et tout au long de la vallée en aval de Malpasset, lorsque les eaux se retirèrent, les sauveteurs découvrirent le lendemain matin un spectacle de désolation. 423 morts et disparus, tel est le triste bilan de la catastrophe de Fréjus, après la rupture du barrage de Malpasset.

Pourquoi ?

Après plusieurs années d'enquête, expertises et contre expertises, deux rapports sont remis aux autorités judiciaires, qui cherchent à déterminer les responsabilités du drame. Ils écartent l'hypothèse d'un ébranlement dû à un séisme - phénomène fréquent dans la région - ou à des explosifs utilisés pour la construction de l'autoroute. L'emplacement du barrage, en revanche, est mis en cause.

Les barrages-voûtes sont réputés pour leur exceptionnelle solidité, la poussée de l'eau ne faisant que renforcer leur résistance. Malgré la très faible épaisseur du barrage de Malpasset : 6,78 m à la base et 1,50 m à la crête, ce qui en fait le barrage le plus mince d'Europe, la voûte elle-même est entièrement hors de cause. Mais ce type d'ouvrage doit s'appuyer solidement sur le rocher, ce qui n'était apparemment pas le cas à Malpasset. Certes, la roche, quoique de qualité médiocre, était suffisamment solide, en théorie, pour résister à la poussée. Mais une série de failles sous le côté gauche du barrage, "ni décelées, ni soupçonnées"  pendant les travaux de prospection, selon le rapport des experts, faisait qu'à cet endroit la voûte ne reposait pas sur une roche homogène. Le 2 décembre 1959, le rocher situé sous la rive gauche a littéralement "sauté comme un bouchon", et le barrage s'est ouvert comme une porte...

Des travaux supplémentaires, impliquant délais et coûts accrus, auraient-ils permis d'éviter la catastrophe ? A-t-on pêché par hâte ou imprudence ? Ce n'est pas, en tout cas, l'avis de la Cour de cassation, dont l'arrêt conclut en 1967, après maintes procédures, qu'aucune faute, à aucun stade, n'a été commise ". La catastrophe de Malpasset est ainsi rangée sous le signe de la fatalité.

 

Photos du barrage avant et après sa rupture le 2 décembre 1959. La solidité de l'assise de l'ouvrage sur les rochers était insuffisante.

 

Les barrages meurtriers

La rupture d'un barrage, pour rare qu'elle soit, n'a rien d'exceptionnelle. Il existe des milliers d'ouvrages de ce type dans le monde et, presque chaque année, un ou deux barrages cèdent. Comme il s'agit surtout de petites retenues d'eau, ces ruptures ne provoquent que rarement des catastrophes. Celles de l'ampleur de Malpasset n'en sont que plus spectaculaires.

Barrages-poids... Le type de barrage le plus fréquent et le plus ancien est le barrage-poids. Il s'oppose à la force de l'eau qu'il retient par sa propre masse. Ces ouvrages sont manifestement les plus fragiles. La première grande catastrophe causée par l'un d'eux se produisit en Espagne, au début du 19éme siècle. Construit entre 1785 et 1791 pour permettre l'irrigation de la région aride de Murcie, le barrage de Puentes craque en 1802, lorsque les fortes pluies le remplissent pour la première fois. Six cents personnes meurent dans l'accident. Plus d'un siècle plus tard, à Los Angeles en 1928, un autre barrage-poids, construit apparemment en dépit du bon sens, cède, tuant 420 personnes.

... et barrages-voûtes. En revanche, la rupture de barrages-voûtes du type de celui de Malpasset est rarissime car ils sont très solides. En témoigne une autre catastrophe, intervenue à Vaiont, dans les Alpes italiennes, le 9 octobre 1963. Ce jour-là, un pan entier de la montagne tomba brutalement dans le lac de retenue. Les gerbes d'eau s'élevèrent à 150 m de haut et une vague de 100 m passa par-dessus le barrage pour ravager la vallée et noyer 2 600 personnes. Pourtant, la voûte du barrage n'a pas cédé et elle reste intacte encore aujourd'hui. Le barrage-voûte a, en effet, la particularité de se renforcer à mesure que la pression de l'eau augmente. Il est donc à peu près indestructible... pourvu que ses appuis soient solides.

 


Les 40 catastrophes naturelles et techniques les plus meurtrières de la période 1970-2001

La plupart des grandes catastrophes sont d'origine naturelle (tempêtes, inondations, cyclones, tremblements de terre, inondations).

La première grande catastrophe d'origine technique n'arrive qu'en 11ème position des catastrophes majeures survenues entre 1970 et 2001. Il s'agit de la rupture du barrage de Morvi en Inde le 11 août 1979 (15 000 morts), suivie par la collision du ferry Dona Paz avec le pétrolier Victor aux Philippines (4 375 victimes) et l'accident chimique de Bhopal en Inde (4 000 morts). Parmi les 40 plus importantes catastrophes majeures sur cette période, toutes les autres sont d'origine naturelle.

L'attentat du WTC (bilan final : environ 3 000 morts) échappe, mais de peu, à ce classement du "top 40" des catastrophes les plus meurtrières, tandis que l'accident de Tchernobyl (bilan officiel : 42 morts, y compris les cancers de la thyroïde différés) est très loin de pouvoir prétendre y figurer. Ils furent cependant sans aucun doute les deux catastrophes les plus médiatisées de ce dernier quart de siècle.

Les barrages présentent l'avantage de fournir une énergie renouvelable, qui représente actuellement environ 3% de l'énergie produite dans le monde (15% de l'électricité produite en France), mais ils peuvent être particulièrement meurtriers : la rupture du barrage de Morvi en Inde, le 11 août 1979, compte parmi les plus grandes catastrophes de la période 1970-2001 (voir tableau ci-dessous).

Dans le tableau ci-dessous, les catastrophes d'origine technique ou industrielle (résultant des activités humaines) ont été surlignées en rouge.

 

Victimes
Date
Evénement
Pays
Origine naturelle ou technique
1
300 000
14 11 70

Tempête et inondation

Bangladesh
Naturelle
2
250 000
28 07 76

Tremblement de terre à Tangshan (magnitude 8.2)

Chine
Naturelle
3
138 000
29 04 91

Cyclone tropical Gorky

Bangladesh
Naturelle
4
60 000
31 05 70

Tremblement de terre (magnitude 7.7)

Pérou
Naturelle
5
50 000
21 06 90

Tremblement de terre à Gilan

Iran
Naturelle
6
25 000
7 12 88

Tremblement de terre

Arménie
Naturelle
7
25 000
16 09 78

Tremblement de terre à Tabas

Iran
Naturelle
8
23 000
13 11 85

Eruption volcanique sur le Nevado del Ruiz

Colombie
Naturelle
9
22 000
4 02 76

Tremblement de terre (magnitude 7.4)

Guatemala
Naturelle
10
19 118
17 08 99

Tremblement de terre à Izmit

Turquie
Naturelle
11
15 000
11 08 79

Rupture d'un barrage à Morvi

Inde
Technique
12
15 000
26 01 2001

Tremblement de terre dans le Gujarat (magnitude 7.7)

Inde, Pakistan
Naturelle
13
15 000
29 10 99

Cyclone 05B dévastateur dans l'Etat d'Orissa

Inde, Bangladesh
Naturelle
14
15 000
1 09 78

Inondations après la mousson dans le Nord

Inde
Naturelle
15
15 000
19 09 85

Tremblement de terre (magnitude 8.1)

Mexique
Naturelle
16
10 800
31 10 71

Inondations dans le Golfe du Bengale et dans l'Orissa

Inde
Naturelle
17
10 000
15 12 99

Inondations, éboulements, glissements de terrain

Venezuela, Colombie
Naturelle
18
10 000
25 5 85

Cyclone tropical dans le Golfe du Bengale

Bangladesh
Naturelle
19
10 000
20 11 77

Cyclone tropical à Andrah Pradesh, golfe du Bengale

Inde
Naturelle
20
9 500
30 09 93

Tremblement de terre à Maharashtra (magnitude 6.4)

Inde
Naturelle
21
9 000
22 10 98

Ouragan Mitch en Amérique centrale

Honduras, Nicaragua
Naturelle
22
8 000
16 08 76

Tremblement de terre à Mindanao

Philippines
Naturelle
23
6 425
17 01 95

Tremblement de terre de Kobe

Japon
Naturelle
24
6 304
5 11 91

Thyphons Thelma et Uring

Philippines
Naturelle
25
5 300
28 12 74

Tremblement de terre (magnitude 6.3)

Pakistan
Naturelle
26
5 000
5 03 87

Tremblement de terre

Equateur
Naturelle
27
5 000
23 12 72

Tremblement de terre à Managua

Nicaragua
Naturelle
28
5 000
30 06 76

Tremblement de terre dans l'Irian Laya

Indonésie
Naturelle
29
5 000
10 04 72

Tremblement de terre à Fars

Iran
Naturelle
30
4 500
10 10 80

Tremblement de terre à El Asnam

Algérie
Naturelle
31
4 375
21 12 87

Collision du ferry Dona Paz avec le Pétrolier Victor

Philippines
Technique
32
4 000
30 05 98

Tremblement de terre à Takhar

Afghanistan
Naturelle
33
4 000
15 02 72

Tempête et neige à Ardekan

Iran
Naturelle
34
4 000
24 11 76

Tremblement de terre à Van

Turquie
Naturelle
35
4 000
02 12 84

Accident dans une usine chimique à Bhopal

Inde
Technique
36
3 840
01 11 97

Typhon Linda

Vietnam et al.
Naturelle
37
3 800
08 09 92

Inondations au Punjab

Inde, Pakistan
Naturelle
38
3 656
01 07 98

Crues du Jang-Tsé

Chine
Naturelle
39
3 400
21 09 99

Tremblement de terre à Nantou

Taiwan
Naturelle

Source : Sigma, "Catastrophes naturelles et techniques", n°1/2002
(Le rapport Sigma est un rapport annuel faisant autorité dans le domaine des assurances)