Le despotisme de la précaution

par Nicolas Baverez.

L’Assemblée nationale et le Sénat viennent d'approuver en première lecture le projet de loi constitutionnelle qui introduit la Charte de l'environnement dans le préambule de là Constitution du 4 octobre 1958, installant par là même le principe de précaution au sommet de la hiérarchie des normes juridiques.

Ainsi se trouvent consacrés quatre principes fondamentaux : le droit de vivre dans un environnement équilibré respectueux de la santé; le principe de précaution; la réparation des dommages causés à l'environnement; l'obligation de prévenir ou de limiter les atteintes portées à l'environnement. Leur articulation est explicitée dans l'article 5 de la Charte, qui prévoit que " lorsque la réalisation d'un dommage, bien qu'incertaine en l'état des connaissances scientifiques, pourrait affecter de manière grave ou réversible l'environnement, les autorités publiques veilleront, par application du principe de précaution, et dans leurs domaines d'attribution, à la mise en oeuvre de procédures d'évaluation des risques et à l'adoption de mesures provisoires et proportionnées afin de parer à la réalisation du dommage "

L’illusion d'un risque zéro

Sous couvert de l'émergence d'une troisième génération de droits de l'homme, après les droits politiques de 1789 et les droits économiques et sociaux de 1945, la Charte de l'environnement et la constitutionnalisation du principe de précaution obéissent à une succession de contresens lourds de désillusions futures.

- Sur le plan juridique, la première des précautions consister à ne modifier la Constitution, coeur du contrat politique et social entre les citoyens, qu'avec la plus grande prudence et en cas de nécessité absolue. Or il en va de l'environnement comme de la décentralisation : au lieu de clarifier par la loi les notions clés - tel le développement durable -, d'effectuer des choix nets et de définir des politiques publiques, la révision constitutionnelle associe gesticulation médiatique et confusion juridique.

- Sur le plan économique et scientifique, le principe de précaution fait peser une menace juridique majeure sur le développement, l'innovation et la recherche, puisque son application aboutira nécessairement à la remise en question des projets d'infrastructures (autoroutes, TGV ... ), de la diffusion de nouvelles technologies (téléphonie mobile ... ), de programmes scientifiques (décryptage et compréhension du génome humain ... ).La première victime désignée du principe de précaution sera l'industrie nucléaire, seul moyen disponible à court terme pour éviter l'emballement de la consommation d'énergie fossile et par là même des changements climatiques. Nul doute, par ailleurs, qu'une nouvelle et puissante incitation ne soit donnée à l'exil des cerveaux.

Sur le plan politique et social se trouvent affichés, d'un côté, l'irresponsabilité illimitée des citoyens, de l'autre, la responsabilité illimitée de l'Etat et des entreprises, -avec une prime donnée délibérément à 1’irrationnel, aux peurs et à la recherche de boucs émissaires face à la vitesse accrue des changements.

La constitutionnalisation du principe de précaution représente ainsi un nouvel et spectaculaire avatar du repli de la France et du refus de ses dirigeants de la mettre en phase avec l'économie et la société ouvertes du XXIe siècle. Tout d'abord, l'immobilisme se trouve consacré au rang des valeurs et des principes de la République, venant cautionner juridiquement le choix du statu quo effectué par le président de la République : la précaution, c'est ce qui reste quand on a renoncé à l'action, et donc à la politique. Ensuite, le principe de précaution repose sur l'illusion d'un risque zéro, d'un monde figé et sans aléas, au moment où l'Histoire accélère.

En sa forme actuelle, il constitue une dangereuse atteinte à la liberté, qui reste indissociable du choix dans l'univers incertain que constitue l'histoire des hommes. Il illustre à merveille la menace de corruption des démocraties décrite par Tocqueville sous la forme d'un pouvoir immense et, tutélaire qui " étend ses bras sur la société tout entière; il en couvre la surface d'un réseau de petites règles compliquées, minutieuses et uniformes, à travers lesquelles les esprits les plus originaux et les âmes les plus vigoureuses ne sauraient se faire jour pour dépasser la foule; il ne brise pas les volontés, mais il les amollit, les plie et les dirige; il force rarement à agir mais s'oppose sans cesse à ce que l'on agisse; il ne détruit point, il empêche de naître ".

Nul ne peut contester que les démocraties doivent modifier leurs institutions et leurs modes de fonctionnement pour faire face à la montée des nouveaux risques imprévisibles. Nul ne peut contester l'urgence de démarches éthiques pour encadrer le terrible pouvoir que vont détenir les hommes du XXIe siècle, désormais maîtres de leur propre nature après être devenus maîtres de la nature au XXe siècle. Loin de l'édification d'illusoires lignes Maginot, cela passe par une gestion active des risques. Loin de la démagogie sécuritaire et de la manipulation des peurs collectives, cela passe par l'appel à la raison et à la responsabilité. Loin de la tyrannie molle de l'Etat, cela passe par la réhabilitation chez les citoyens de la confiance dans l'avenir, de l'innovation et de l'action.