Influence de l’existence d’un seuil sur les conséquences sanitaires d’un accident nucléaire

H.Nifenecker

Le 29 Novembre 2001

Résumé

La justification de l’application de la relation dose-effets linéaire sans seuil au calcul du nombre de cancers mortels dans le cas d’une irradiation accidentelle d’une population est discutée. On montre que cette application entraîne de nombreux paradoxes qui heurtent le bon sens et rendent, en théorie, impossible une gestion raisonnable des crises. On examine alors quelle serait l’incidence de l’application d’un faible seuil d’innocuité. On trouve que l’existence d’un tel seuil, même faible devant le niveau d’irradiation due à la radioactivité naturelle, réduit considérablement le nombre de victimes estimées. L’exemple est pris d’un incendie dans une piscine de stockage de combustible irradié contenant 400 tonnes de combustibles irradiés et conduisant à un relâchement d’une quantité de 137Cs correspondant à une activité de 1018 becquerels. Ce cas correspond à une étude de la NRC et a été utilisé dans un rapport de WISE étudiant les effets possibles de la chute d’un avion sur l’usine de La Hague. L’application de la relation linéaire sans seuil conduit à une estimation de plus de 25000 cancers mortels, dont la plupart se déclarant dans des populations très faiblement irradiés parce que situées à grande distance du lieu de l’accident. Le nombre de victimes est proportionnel à la densité de la population. L’influence de l’existence d’un seuil d’innocuité est étudiée en fonction de la valeur du seuil et de la répartition de la contamination. On trouve, en particulier, que l’existence d’un seuil de 1 milliSievert, correspondant à la dose considérée comme admissible pour le public par la réglementation, réduit à moins d’une unité le nombre de cancers estimé. Ce résultat devient alors indépendant de la taille de la population irradiée. Toutefois la dimension de la zone contaminée joue un rôle important. Si la contamination est limitée à une petite zone où elle est, par conséquent, très élevée, et comme ce fut le cas à Tchernobyl, la validité de la relation linéaire sans seuil redevient pratiquement valable, sauf si on admet un seuil d’innocuité élevé, de plusieurs dizaines de mSv/an.

 

 

Les estimations du nombre de victimes potentielles des accidents nucléaires reposent, en général, sur l’hypothèse d’une dépendance linéaire sans seuil des effets à long terme (cancers mortels) vis à vis des doses de rayonnement reçues par la population. Le nombre de cancers est alors directement proportionnel au nombre d’homme-Sieverts. En suivant la CIPR la relation donnant le nombre de cancers en fonction de la dose s’écrit :

Nc=4 10—2 D

Les études épidémiologiques ne donnent aucune justification à cette loi dans le domaine des doses inférieures à 100 mSv. Les études biologiques révèlent que des mécanismes de réparation du génome et de mort programmée des cellules limitent les effets des faibles doses sur la carcinogenèsei.

Par ailleurs la définition même de dose admissible est contraire à l’hypothèse de linéarité sans seuil. La seule politique admissible dans ce cas est la réduction au plus faible niveau possible des niveaux d’exposition. Par exemple si l’on admettait que les activités humaines amènent à un niveau d’irradiation supplémentaire de 1 mSv par an (le tiers de la radioactivité naturelle), le nombre de morts annuels dans le monde dus à cette irradiation supplémentaire serait de :

Inversement, si des mesures de relocalisation des populations vivant dans des régions de forte radioactivité naturelle vers des régions de plus faibles radioactivité permettaient de gagner 1mSv en moyenne (Par exemple relocalisation des bretons, corses et auvergnats dans le bassin parisien) un nombre équivalent de vie pourraient être sauvés. En France, toujours selon la relation linéaire sans seuil, on pourrait ainsi éviter

et 120000 morts sur cent ans (laps de temps pour lequel on évalue les conséquences de Tchernobyl, par exemple). Personne n’a jamais envisagé, ni n’envisage sérieusement de prendre de telles mesures. Or si l’on n’agit pas dans le cas de la radioactivité naturelle, pourquoi devrait on le faire pour la radioactivité artificielle ?

L’application de la relation linéaire sans seuil a d’autres conséquences qui heurtent le bon sens :

Au contraire de ce qui se passe pour la relation sans seuil, l’introduction d’un seuil permet de résoudre ces paradoxes. Toutefois les calculs deviennent alors plus complexes et il faut avoir une description détaillée des types d’irradiation et de contamination(en particulier leur caractère plus ou moins homogène) pour faire une prédiction valable des effets sanitaires d’un accident nucléaire.

Exemple d’un relâchement massif de Césium 137 dans l’atmosphère

A titre d’exemple nous allons considérer un cas d’accident majeur étudié par la NRC (Nuclear Regulation Committee) : il s’agit de l’assèchement d’une piscine de stockage de combustibles irradiés d’un réacteur désaffecté depuis un an. Cet article est à l’origine du rapport de WISE consacré aux conséquences possibles d’un attentat sur La Hague. L’assèchement conduit à un feu de Zirconium et au relâchement dans l’atmosphère de la totalité du Césium présent dans le combustible.

La piscine contient 13 recharges de cœur (recharges par tiers) soit environ 400 tonnes de CI, dont 13 tonnes de PF, dont environ 400 kg de Cs137. L’activité relâchée vaut donc 1,2.1018 becquerels ou 4.107 curies.

En supposant une densité uniforme de la population de 100 par mile-carré, en appliquant la loi linéaire sans seuil et en faisant le calcul sur 300 ans, la NRC trouve 2320 cancers pour la population située à moins de 100 miles du site et 26800 cancers pour celle située à moins de 500 miles. Ces chiffres montrent que la radioactivité décroît moins vite que 1/r, ce qui renforce encore la contribution des faibles doses. L’activité est distribuée sur une surface de 8 millions de km2, correspondant à une dimension de la zone de contamination de 1000 miles. L’activité initiale moyenne est d’environ 1,5 105 Becquerels/m2. En supposant que la distribution des activités est la solution d’une équation de diffusion à deux dimensions on trouve que l’activité maximale est environ 5 fois plus grande que la moyenne.

Selon la NRC, la dose annuelle individuelle est calculée en fonction de l’activité surfacique A par :

D(mSv /an)=3 10-6 A(Becquerels/m2)

On voit que la plus forte dose annuelle encourue vaut 2 mSv/an. La dose collective pour la population habitant à moins de 100 miles est estimée à 45500 homme-Sv en 300 ans (en fait l’essentiel de la dose est délivrée en moins de 30 ans, la demi-vie du 137Cs). Le nombre total d’habitants de cette zone est de 3 millions. La dose moyenne individuelle totale est donc de 14 mSv

Influence d’un seuil sur la mortalité estimée.

Compte tenu de la faiblesse des doses individuelles moyennes on conçoit que l’introduction d’un seuil puisse avoir une influence déterminante sur la nombre de cancers induits.

La Figure 1 démontre en effet que le nombre de cancers estimés varie très rapidement en fonction de la valeur d’un seuil d’innocuité. Sur la figure on a reporté l’évolution du nombre de cancers estimés en fonction d’un seuil d’innocuité calculé sur la dose individuelle totale. Cette dose est délivrée, en moyenne, sur 43 ans. La dose annuelle moyenne est donc 43 fois plus faible que la dose reportée sur la figure. En principe, il serait, probablement, plus justifié de fixer un seuil d’innocuité en terme de dose annuelle.

Figure 1

Variation du nombre calculé des cancers dus à l’irradiation en fonction du seuil d’innocuité. Ce seuil correspond à une valeur de la dose totale reçue pour la vie entière du fait de l’accident supposé.

La décroissance du nombre de cancers commence pour un seuil d’innocuité vie entière de 4 mSv, soit une dose annuelle de l’ordre 0,1mSv/an, soit le vingt-cinquième du niveau de radioactivité naturelle et le dixième de la dose admissible pour le public. Ce seuil d’innocuité correspond aux doses observée à la limite de 500 miles au delà de laquelle on a arrêté le calcul. Pour une dose d’innocuité vie entière supérieure à 20 mSv, soit à la moitié de le dose admissible, le nombre estimé de cancers s’annule. Il est important de remarquer que ceci est vrai quelle que soit la densité de population, alors que l’application de la relation linéaire sans seuil donne un nombre de cancers proportionnel à la densité de population. Bien entendu, pour ce qui des irradiations supérieures au seuil, le nombre de victimes reste proportionnel à la densité de la population.

Influence de la taille de la zone contaminée.

Le scénario de la NRC suppose un dépôt de la radioactivité sur une très grande surface. La question se pose de savoir ce qu’il adviendrait si la totalité de la radioactivité était plus concentrée. Soit S la surface sur la quelle la radioactivité R est déposée. Pour une densité de population constante, la population irradiée N=rS est proportionnelle à la surface. La dose moyenne, au contraire D=R/S, est inversement proportionnelle à la surface. La dose collective C=rR est donc indépendante de la surface et ne dépend que de la densité de population et de la radioactivité totale. Il s’ensuit que l’application de la relation linéaire sans seuil donne un nombre de victimes indépendant de la dimension de la zone contaminée, pour une densité de population homogène. Il ne dépend alors que de la quantité de radioactivité relâchée. Au contraire, dans le cas de l’existence d’un seuil, le nombre de victimes dépend de la plus ou moins grande extension de la contamination. Par exemple, la figure 2 montre le nombre de cancers attendus, avec un seuil d’innocuité de 20 mSv (intégrée sur la durée de vie du Cesium) en fonction du rayon de la tache de contamination exprimée en miles. On retrouve le résultat que, pour un rayon de la zone contaminée de 1000 miles le nombre de victimes attendues s’annule. Les doses reçues augmentent progressivement lorsque ce rayon diminue, de même que le nombre de victimes.

 

Figure 2

Nombre total de cancers calculés dans l’hypothèse d’un seuil d’innocuité de 2,5 mSv/an

en fonction de la taille de la zone contaminée exprimée en miles.

On voit que la dimension de la zone de contamination joue un rôle crucial. Lorsqu’elle devient suffisamment petite le nombre de victimes tend vers la valeur prévue par l’application de la loi linéaire sans seuil et devient donc indépendant de la dimension de la contamination, l’augmentation des doses moyennes compensant exactement la diminution de la population atteinte. Bien entendu, dans ce cas, le nombre de victimes croît linéairement en fonction de la densité de la population. Le calcul de la NRC suppose une densité particulièrement faible de 30/km2.

Le seuil d’innocuité de 2,5 mSv/an que nous avons choisi se justifie de façon opérationnelle, dans la mesure où, comme souligné plus haut, aucune mesure n’est envisagée sérieusement pour diminuer la dose due à l'irradiation naturelle. Les arguments de nature biologique, s’ils laissent penser que la relation linéaire sans seuil est trop pessimiste, ne permettent pas, actuellement, de fixer un seuil effectif. Prenant argument qu’aucun effet nocif n’a pu être mis en évidence pour des doses inférieures à 100 mSv, certains proposent de fixer un seuil d’innocuité aux environs de cette valeur. La Figure 3 permet de voir comment la taille de la contamination critique dépend du seuil d’innocuité. La taille critique est définie ici comme celle pour laquelle le nombre de victimes serait dix fois plus faible que celle estimée avec la relation linéaire sans seuil.

Figure 3

Variations de la taille de la tache de contamination critique

en fonction du seuil d’innocuité

 

 

Et Tchernobyl ?

 

Dans les rejets de la catastrophe de Tchernobyl il faut distinguer la contribution à court terme, responsable de des contaminations à l’iode et de l’irradiation directe par le nuage radioactif, responsable des forts taux d’irradiation des liquidateurs aux premières heures suivant la catastrophe. Le Tableau 1 montre que l’activité initiale rejetée était de 15 1018 Bq. Elle est notablement plus élevée que celle de l’accident envisagé par la NRC, et de l’ordre de grandeur de celle discutée dans le rapport de WISE. La contribution à long terme est dominée par le 137Cs dont les rejets étaient beaucoup plus faibles, de l’ordre de 0,1 1018 Bq. Il faut remarquer que seulement le tiers du Césium a été rejeté dans la catastrophe, alors que le calcul de la NRC fait l’hypothèse d’un rejet total.

 

Tableau 1 : Principaux radioéléments émis lors

De la catastrophe de Tchernobyl

Elément

période

activité

(PBq)*

% relâchés

Krypton-85

10.7 a

33

100

Xénon-133

5.2 j

6500

100

Iode-131

8.04 j

1760

50

Iode-133

20.8 h

2500

50

Césium-134

2.06 a

54

30

Césium-137

30.0 a

85

30

Tellure 132

3.0 j

150

30

Strontium 89

50.5 j

115

3

Strontium 90

29.1 a

10

3

Ru-103

39 j

3770

3

Ru-106

368 j

73

3

Pu-239

24 000 a

0.03

3

Total

 

15050

 

* 1 peta Bq = 1015 Bq =27 000 Ci

 

L’excès annuel d’irradiation du à la catastrophe de Tchernobyl est estimée, actuellement, à 0,002 mSv/an. L’application de la relation linéaire sans seuil conduit alors à 480 décès annuels pour la population mondiale, soit, en intégrant sur la demi-vie du 137Cs, à 14400 cancers mortels. Ce chiffre est à comparer aux 1,8 millions de cancers mortels qui seraient éventuellement dus à la radioactivité naturelle pendant la même période et aux 3 milliards de décès dus aux autres causes.

 

Tableau 2 : Estimation des populations soumises à des

doses décroissantes de radiation du fait de la contamination en 137Cs

Population

dose totale

(30 ans)mSv

Dose naturelle

(30 ans)mSv

Cancers mortels

sans seuil

Cancers mortels

seuil égal à la radioactivité moyenne

116327

300

75

1395

1395

193367

120

75

928

928

579931

45

75

1044

0

4946400

15

75

2968

0

Total

   

6335

2323

Quelle influence aurait sur cette prévision l’existence d’un seuil d’innocuité ? Le Tableau 2 qui donne le nombre d’irradiés en fonction des doses reçues permet de répondre à cette question. On peut estimer qu’une dose inférieure au niveau de la radioactivité naturelle n’a pas d’effet significatif. On constate alors que l’application de la relation linéaire avec seuil conduit à une réduction d’un ordre de grandeur du nombre de victimes estimées. On voit aussi que la concentration de la contamination a été beaucoup plus importante dans le cas de Tchernobyl que dans le cas considéré par la NRC. La presque totalité des rejets s’est, en effet, produite sur 150000 km2 alors que le calcul de la NRC envisage une contamination sur 8 millions de km2. Dans le cas de Tchernobyl, l’évacuation de la centaine de milliers d’habitants de la zone la plus contaminée réduit de plus d’un facteur deux le nombre de victimes potentielles.

Les rejets envisagés dans l’exercice de la NRC sont plus de dix fois supérieurs à ceux de Tchernobyl. Les doses excèderaient alors la radioactivité naturelle pour les quatre zones du tableau 2. Le nombre de cancers potentiels dépasserait alors 60000 si l’on fixe la dose d’innocuité à l’irradiation naturelle. Un seuil d’innocuité atteignant 25 mSv (20mSv est la dose admissible pour les professionnels) limiterait le nombre de victimes à environ 24000, mais rendrait envisageable une évacuation. On retrouve les résultats de la section précédente.

Discussion

Un attentat sur une piscine de stockage aurait une probabilité faible mais finie de déclencher un incendie des éléments combustibles. Dans un premier temps il faudra prendre des mesures rapides pour protéger la population des radiations provenant du nuage proprement dit. Le temps nécessaire pour que l’incendie se déclare devrait être suffisant pour prendre des mesures efficaces. Dans une deuxième étape il faudra évaluer le niveau de contamination et prendre d’éventuelles mesures de décontamination et (ou) d’évacuation. Le coût en vie humaines devrait pouvoir être limité mais le coût économique serait sans doute très élevé.

Toutefois le résultat d’une attaque sur un centre de stockage serait extrêmement aléatoire pour ses auteurs. La probabilité de déclenchement d’un feu de combustible est, sans aucun doute, très faible. Dans le cas où un tel feu se déclarerait et ne serait pas maîtrisé, les éventuels cancers ne se révèleraient que de nombreuses années après les faits et leur attribution à l’attentat ne pourrait être directe, mais plutôt d’ordre statistique, et, donc, soumise à contestation. En fait l’intérêt principal d’un tel attentat résiderait dans les mouvements de panique qu’il pourrait déclencher. La première mesure à prendre serait donc d’éduquer le public pour qu’il réagisse avec sang-froid à un tel événement.

Des mesures simples devraient, également, pouvoir être prises pour le rendre impossible. La première serait de limiter la taille des piscines et de les répartir sur une surface suffisante pour que la dimension de l’incendie soit limitée. La deuxième, beaucoup plus efficace, serait de stocker les combustibles irradiés en sub-surface.

Il y a lieu de remarquer que le retraitement limite les risques puisque les verres contenant l’essentiel de l’activité et du 137Cs ne prennent pas feu spontanément, contrairement aux enveloppes en Zircalloy. Un retraitement complet et aussi rapide que possible présenterait sans doute de l’intérêt de ce point de vue. Si une usine comme La Hague ne contenait que les résidus du retraitement : verres, déchets B et combustibles MOx neufs, les risques pour le public liés à la chute d’un avion gros porteur seraient négligeables.

La pratique du stockage des combustibles usés sur le site des centrales, préconisée par les organisations anti-nucléaires, présenterait sans doute plus de dangers que celle du retraitement, en multipliant les cibles possibles.