L'AVENTURE DES PIONNIERS DU NUCLEAIRE

- DE L'INDUSTRIE ET DES HOMMES -

(Extrait de QUELLE ENERGIE POUR DEMAIN ? de P. Bacher)

 

Lequel d'entre nous n'a pas rêvé, tel Cyrus Smith dans L'île mystérieuse, de fabriquer sa propre électricité ?

Encore adolescents, un de mes fils et un camarade ont voulu construire une éolienne dans notre jardin. Le jour fatidique de la mise en route, ils nous demandèrent de surveiller le phare de la 2 CV qui était censé s'allumer au premier souffle de vent. Las, celui-ci se mit à souffler en rafales et les pales se retrouvèrent en vol plané dans un arbre. A leur décharge on notera que pareille mésaventure est arrivée à un bon nombre d'éoliennes à leurs débuts : mais l'essentiel n'est pas là, il est dans le plaisir que les jeunes avaient pris à l'aventure.

Quelques années plus tard, je visitai l'installation de biogaz de M. François, exploitant agricole voisin de la centrale de Creys-Malville. L'installation était alimentée en lisier d'une porcherie voisine, et le méthane produit par fermentation était stocké puis brûlé dans un petit moteur entraînant un alternateur. L'installation permettait de répondre aux besoins de trois familles et même de vendre un surplus à EDF, aux heures de pointe, à un très bon prix. M. François, par ailleurs opposant à Superphénix, était passionné et d'autant plus fier de son installation que tous les visiteurs japonais qui venaient voir Superphénix faisaient le crochet par son exploitation et signaient son livre d'or. La démarche de M. François était à la fois sympathique et selon toute vraisemblance rentable dans le contexte où elle a eu lieu.

La passion des hydrauliciens

On découvre une passion du même type chez les hydrauliciens, et universelle. A croire qu'il y a un gène particulier qui prédispose à ce métier. Probablement la passion de la montagne. Toujours est-il qu'un jour j'ai été reçu par l'ingénieur en chef chinois chargé de construire la centrale de pompage de Cong Hua dans la province du Guangdong. EDF avait une équipe sur le chantier. Malgré la nécessité d'utiliser le truchement d'un interprête, et le dépaysement, rien ne différenciait cet hydraulicien chinois des hydrauliciens français de sa génération que j'avais eu l'occasion de rencontrer. Même visage buriné de montagnard, même goût de la bonne chère, même enthousiasme pour son métier, même volonté d'utiliser au mieux le potentiel énergétique de l'eau !

Il ne fait guère de doute pour moi, bien que je ne puisse en témoigner personnellement, que les ingénieurs et techniciens qui ont développé les turbines à combustion à très haut rendement ou ceux qui développent des éoliennes fiables sont également fiers de leur métier, comme le sont les chercheurs qui veulent arriver à capter directement l'énergie du soleil à l'aide de cellules photovoltaïques. Tous ont en commun le sentiment de mettre les progrès technologiques au service d'une noble cause.

L'aventure industrielle, Aventure des hommes, mais aussi aventure industrielle.

J'ai eu la chance, après des années consacrées à la physique des réacteurs puis aux études d'ingénierie, d'être nommé chef du projet de la centrale de Fessenheim. Pendant plusieurs années, j'ai donc pu suivre de très près le déroulement de ce chantier, le premier de la longue série du programme nucléaire français.

Le début d'un grand chantier est toujours une aventure. Des hommes sont rassemblés pour réaliser un ouvrage. Certains se connaissent déjà, parce qu'ils ont fait ensemble d'autres chantiers. Mais la plupart sont réunis pour la première fois. Il en va de même pour les entreprises qui sont chargées de construire. Au début, tout ce monde s'observe, se cherche. Le moindre incident peut prendre des proportions inattendues. Puis, progressivement, tout se met en place. Un rassemblement d'hommes se transforme en équipe, l'autorité du responsable s'affirme d'autant mieux qu'elle s'exerce avec fermeté dans un gant de velours, les difficultés techniques se résolvent les unes après les autres.

Ce scénario, je l'ai vu se répéter chantier après chantier. Formidable école de relations entre les hommes. A ce titre, un des plus exceptionnels a été celui de la centrale nucléaire de Daya Bay en Chine. Aux difficultés habituelles de tout chantier s'ajoutait la différence de culture - et de langue - entre les Français et leurs homologues chinois. Mais quelle école pour ces centaines d'ingénieurs et techniciens français - et leurs familles - qui ont participé pendant près de dix ans à cette épopée et qui ont appris à comprendre et à apprécier leurs collègues chinois. Et j'ai recueilli de nombreux témoignages de Chinois qui avaient ressenti la même chose.

Le même enthousiasme a marqué le chantier de Superphénix, puis la difficile phase des années d'exploitation marquées par les interruptions "administratives". Ce chantier, lui aussi, était international, comme l'étaient les entreprises allemandes, italiennes et françaises qui y participaient. Il est remarquable que les hommes qui ont vécu cette aventure ont su faire face non seulement aux problèmes techniques - il y en a eu quelques-uns pas toujours faciles à résoudre - mais aussi au climat d'incertitude, voire d'hostilité qui a entouré cette aventure.

Moins visibles parce que plus diffus, la même compétence, le même esprit d'équipe et le même enthousiasme se sont progressivement forgés au sein des bureaux d'études des ingénieries et des ateliers des industriels travaillant sur les grands chantiers des programmes nucléaires un peu partout dans le monde.

Les tâches ont évolué avec la fin de la période de construction des centrales nucléaires aux Etats-Unis et en Europe.

Les principales activités aujourd'hui touchent à l'exploitation, à la maintenance et au combustible. Elles impliquent encore, rien qu'en France, des dizaines de milliers d'ingénieurs et techniciens, patrimoine humain tout à fait exceptionnel. J'ai eu l'occasion au cours des dix dernières années de rencontrer des exploitants, en Russie et dans d'autres pays de l'Est. Leurs conditions matérielles étaient difficiles, mais leur compétence et leur sérieux indiscutables.

Une des tâches essentielles qui incombent aux exploitants d'installations industrielles complexes est d'analyser systématiquement le moindre incident, de détecter les entorses éventuelles à la culture de sûreté (cette attitude d'interrogation permanente qui est un des piliers de la sûreté nucléaire), d'intégrer l'amélioration des connaissances dans les méthodes d'exploitation, parfois même dans la conception des installations. Réciproquement, comme dans toute activité industrielle, le retour d'expérience de fonctionnement des centrales est bénéfique pour la conception des installations futures, tel le projet franco-allemand EPR qui bénéficie à la fois de l'expérience française et allemande et est aujourd'hui prêt à être engagé.

Le poids de l'industrie

Les aspects industriels et humains ne sont pas uniquement qualitatifs. Il faut penser aux sommes en jeu. Faisons un rapide calcul.

Pour les centrales nucléaires françaises, à raison de l0 centimes/kWh, les dépenses annuelles d'exploitation, de maintenance et de combustible sont voisines de 40 milliards de francs (plus de 100 milliards en Europe). Contrairement à ce qui se passe pour les centrales brûlant des combustibles fossiles pour lesquelles une part importante des dépenses concerne le combustible importé, la quasi-totalité de ces dépenses se fait dans chaque pays. En effet, l'uranium naturel importé représente à peine 1 c/kWh. Le reste, 9 c/kWh, sert à enrichir l'uranium, à fabriquer le combustible, à le retraiter, à fabriquer des matériels de rechange,à intervenir dans les installations et à assurer leur fonctionnement.

Il s'agit là, pour l'industrie française (et européenne), d'un atout essentiel. Elle se trouve à la tête d'un capital humain de tout premier plan, sur des technologies de pointe, sans pour autant être isolée dans le monde. L'industrie américaine, soutenue par le Congrès, a en effet pris grand soin de préserver ses capacités dans le domaine nucléaire, convaincue de son avenir ; elle reste d'ailleurs très active au Japon, en Corée, et à Taiwan. L'industrie japonaise s'est également hissée au tout premier plan. Et l'on sait le combat mené par les industries allemande et suédoise pour maintenir leurs potentiels en dépit des moratoires instaurés dans ces pays.

C'est ce double aspect d'une industrie arrivée à maturité et qui s'exerce à plus de 90 % sur le territoire national qui met l'énergie nucléaire à l'abri des énormes incertitudes qui pèsent sur les coûts des combustibles importés.

L'énergie nucléaire n'est certes pas la seule à pouvoir revendiquer d'être pour l'essentiel à base de travail sur le territoire national plutôt que de ressources importées. C'est aussi le cas des énergies renouvelables, et il n'y a pas lieu de les opposer sur ce point, bien au contraire. La question fondamentale est de déterminer les domaines et les parts respectifs de l'énergie nucléaire, des énergies renouvelables et des énergies fossiles, ce qui met en jeu de nombreux autres facteurs.

Liste des autres documents disponibles - page d'accueil de l'AEPN